Évolutions réglementaires du portage salarial en France
Le portage salarial est une forme d’emploi apparue dans les années 1980 en France, mais il a fallu du temps pour en définir le cadre légal. Une première reconnaissance est intervenue en 2008, intégrant le portage salarial dans le Code du travail
. Le dispositif a ensuite été clairement encadré par l’ordonnance du 2 avril 2015, qui a donné une définition officielle du portage salarial dans le Code du travail
. Cette ordonnance a sécurisé le cadre juridique du portage salarial en fixant les règles du jeu pour les trois acteurs : le salarié « porté », l’entreprise de portage et l’entreprise cliente
.
Une autre étape majeure a été la Convention Collective Nationale du 22 mars 2017 spécifique au portage salarial, entrée en vigueur la même année
. Cette convention collective a précisé les droits et obligations des salariés portés et des entreprises de portage, consolidant la protection sociale des « portés ». Désormais, les salariés portés bénéficient des mêmes droits que les autres salariés (assurance chômage, retraite, prévoyance, etc.), tout en conservant une grande autonomie dans leur travail
. En pratique, un salarié porté peut même être embauché en CDI par la société de portage depuis l’accord de 2010, ce qui lui garantit davantage de sécurité d’emploi tout en exerçant en mode mission
. Globalement, ces évolutions réglementaires ont légitimé le portage salarial comme statut à part entière, distinct par exemple du travail temporaire, et encadré pour éviter les dérives. Elles ont permis l’essor du secteur sur des bases saines et sécurisées, en apportant une réponse juridique aux besoins de flexibilité des entreprises et de sécurité des travailleurs.
Tendances récentes et statistiques du portage salarial en France
Fort de ce cadre légal stabilisé, le portage salarial a connu en France une croissance soutenue ces dernières années. Le nombre d’entreprises de portage a presque doublé, passant d’environ 225 en 2015 à près de 394 sociétés de portage en 2023
. En parallèle, l’activité économique du secteur a fortement augmenté : le chiffre d’affaires annuel agrégé du portage salarial a dépassé 1 milliard d’euros en 2018, atteignant environ 1,25 milliard d’euros en 2019-2020
. Après un léger ralentissement en 2020 (–5 % de salariés portés du fait de la crise sanitaire)
, la dynamique s’est accélérée. Selon une étude de Xerfi, le marché du portage salarial était estimé à 1,7 milliard d’euros en 2022
. Les projections pour 2024 tablent sur environ 2,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires
, soit une croissance annuelle moyenne d’environ +20% ces dernières années. Cette progression rapide se reflète également dans le nombre de professionnels concernés.
Les statistiques officielles issues des déclarations sociales (DSN) indiquent qu’en 2023, environ 33 196 salariés ont effectué au moins une mission en portage salarial sur l’année
. Cependant, les estimations du principal syndicat du secteur (PEPS) sont plus élevées, suggérant qu’environ 200 000 personnes auraient adopté le statut de salarié porté en 2023
. Cet écart s’explique par des méthodes de calcul différentes – le chiffre de la DSN comptabilise chaque personne une seule fois sur l’année, tandis que l’estimation syndicale inclut possiblement tous les contrats et missions effectués. Quoi qu’il en soit, la tendance est clairement à la hausse. Le portage salarial demeure un dispositif encore minoritaire au regard de l’emploi total, mais son rythme de développement est notable. On estime que le secteur croît d’environ +17% par an en 2022 et 2023
, confirmant l’attrait grandissant de ce mode de travail.
En termes de profils, le portage salarial concerne essentiellement des travailleurs hautement qualifiés et autonomes. L’âge moyen des salariés portés est de 46 ans, avec une sur-représentation des cadres expérimentés (deux tiers ont plus de 40 ans)
. Les domaines d’activité les plus fréquents en portage sont les prestations intellectuelles : en tête, l’informatique et le consulting en gestion de projet, puis les ressources humaines, le marketing, la formation ou encore le management de transition
. Ce positionnement sur des secteurs en forte demande explique en partie la croissance du portage salarial. Par ailleurs, la répartition géographique montre une concentration en Île-de-France (environ 40% des « portés » résident en région parisienne)
, ce qui reflète la localisation des grandes entreprises clientes et des activités de conseil.
Impact du portage salarial sur le marché du travail
Le développement du portage salarial s’inscrit dans les évolutions plus larges du marché du travail et répond à de nouveaux besoins tant du côté des actifs que des entreprises. Sur le plan macroéconomique, le portage salarial a un double effet positif sur l’emploi : il favorise à la fois le maintien dans l’emploi et la création d’activité
. Initialement conçu comme un dispositif pour les cadres seniors en transition (souvent confrontés à des difficultés de reclassement), le portage permet à ces professionnels expérimentés de poursuivre une activité rémunérée en valorisant leurs compétences, plutôt que de basculer dans le chômage de longue durée
. Autrement dit, c’est un outil de retention des talents seniors : ces derniers peuvent continuer à travailler comme consultants portés jusqu’à la retraite, sans interruption de carrière, tout en apportant leur expertise aux entreprises clientes.
En parallèle, le portage salarial contribue au dynamisme du marché du travail en servant de tremplin vers l’entrepreneuriat ou le travail indépendant. Pour de nombreux actifs plus jeunes, le portage représente une forme de plateforme d’essai : ils peuvent tester une activité en freelance de façon sécurisée, développer leur portefeuille de clients et leurs compétences en étant salariés portés
. S’ils valident la viabilité de leur projet, ces professionnels pourront ensuite créer leur propre entreprise ou activité indépendante une fois prêts
. Même dans le cas inverse, l’expérience en portage accroît leur employabilité (réseau de contacts élargi, nouvelles missions réalisées). Ainsi, le portage salarial peut générer de nouvelles opportunités économiques et même aboutir indirectement à la création de startups ou de postes salariés quand une mission se transforme en besoin durable
.
Sur le plan microéconomique (conditions de travail individuelles), le portage salarial apporte une réponse à l’aspiration grandissante des actifs pour plus de flexibilité et d’autonomie, tout en maintenant une protection sociale complète. Le salarié porté organise son travail de manière autonome (choix des missions, horaires, lieu de travail), ce qui lui donne une liberté proche d’un freelance classique
. Contrairement à un indépendant pur, il bénéficie simultanément des avantages du statut salarié : assurance maladie, cotisation retraite, congés payés, droit au chômage en fin de mission, etc.
. Cet équilibre entre indépendance et sécurité est au cœur de l’attrait du portage salarial. D’après des sondages récents, une grande majorité de salariés voient dans le portage un moyen d’améliorer l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle et d’accroître leur autonomie tout en gardant un filet de sécurité
. Par exemple, 80% des salariés interrogés se disent prêts à utiliser le portage salarial pour bénéficier d’une plus grande souplesse dans leur travail
. De même, Pôle emploi et d’autres acteurs de l’insertion professionnelle reconnaissent désormais le portage comme une solution légitime pour les demandeurs d’emploi qualifiés en mission, au point que 63% des salariés du privé envisageraient le portage en période de chômage
. Ces indicateurs montrent que le portage salarial répond aux évolutions sociétales – quête de sens, « slashing » (multiactivité), besoin de souplesse – tout en offrant un cadre sécurisant, ce qui est de nature à fluidifier le marché du travail.
Tendances à l’international et modèles équivalents
Sur la scène internationale, la France fait figure de pionnière en matière de portage salarial. En Europe, aucun autre pays n’a mis en place un dispositif aussi abouti et réglementé que le portage salarial français
. Le portage salarial reste un modèle unique à la France – même si des formes assimilées existent ailleurs, elles sont généralement moins encadrées par la loi
. Par exemple, la notion d’“umbrella company” au Royaume-Uni correspond fonctionnellement au portage salarial : il s’agit d’une société intermédiaire qui embauche des travailleurs contractuels pour le compte d’entreprises clientes. Le Royaume-Uni a connu une forte expansion de ces umbrella companies, notamment à la suite des réformes fiscales (IR35) qui ont incité les freelances à passer par des intermédiaires. En 2022-2023, on estime que 700 000 travailleurs britanniques environ étaient employés via des umbrella companies
. Ce chiffre illustre l’ampleur du phénomène dans un pays qui ne dispose pas d’un cadre légal spécifique équivalent au portage salarial, mais où le marché a créé sa propre réponse pour gérer les contrats courts et le travail indépendant. Toutefois, l’expérience britannique montre aussi les limites d’un système non régulé : selon l’administration fiscale (HMRC), une part non négligeable de ces entreprises intermédiaires ont eu des pratiques non conformes (optimisation abusive, retenues injustifiées), conduisant le gouvernement à annoncer en 2024 des mesures pour mieux encadrer ce secteur
. À partir d’avril 2026, la responsabilité du prélèvement de l’impôt sur le revenu de ces contractuels sera transférée aux agences de recrutement ou aux clients finaux, afin de lutter contre les abus de certaines umbrella companies
. Cette évolution réglementaire outre-Manche vise à sécuriser le travail en portage/umbrella et à fiabiliser ce mode d’emploi flexible.
Dans d’autres pays, on observe également une montée de formes de travail hybrides proches du portage. En Belgique, par exemple, des coopératives d’activité (telles que SMart) jouent un rôle similaire en « portant » administrativement des artistes ou freelances, bien que le cadre ne soit pas exactement le même que la loi française. De même, on parle de “professional employer organizations” (PEO) ou d’« employeur de référence » aux États-Unis et ailleurs, pour désigner des sociétés qui embauchent des travailleurs indépendants afin de gérer pour eux la paie et les obligations sociales. Ces modèles répondent au même besoin : offrir aux entreprises la possibilité de recourir à des talents externes de façon souple, tout en garantissant à ces travailleurs une partie des avantages salariés. Néanmoins, aucun de ces systèmes ne correspond parfaitement au portage salarial tel qu’encadré en France. D’après l’Eurofound (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail), la France demeure le seul pays à avoir développé un système de portage salarial aussi mature sur le plan légal, quoique perfectible sur certains points
. On constate donc à l’international une tendance générale à la flexibilisation de l’emploi (essor du freelancing, du gig economy), mais les réponses juridiques varient : la France a opté pour un portage salarial sécurisé par le Code du travail, là où d’autres utilisent des solutions contractuelles plus informelles.
Il convient de noter que l’Union européenne s’intéresse de près aux nouvelles formes d’emploi (travail sur plateforme, travail indépendant déguisé, etc.), ce qui pourrait à terme encourager d’autres pays à s’inspirer du modèle français. Pour l’instant, le portage salarial “à la française” reste une référence singulière. Son succès relatif montre qu’il est possible de trouver un équilibre entre flexibilité et protection, enjeu qui dépasse les frontières nationales.
Perspectives économiques du secteur du portage salarial
Les perspectives du portage salarial apparaissent très favorables compte tenu des tendances actuelles. Sur le plan conjoncturel, la recherche de flexibilité par les entreprises, couplée aux aspirations des travailleurs pour plus d’autonomie, devrait continuer à alimenter la croissance à deux chiffres du secteur dans les prochaines années. Les années 2021-2023 ont déjà montré une accélération post-Covid : de nombreuses entreprises ont intégré le portage salarial comme un outil de gestion de ressources humaines agile, notamment pour faire face aux pénuries de compétences sur des missions ponctuelles. Parallèlement, le mouvement de la « Grande démission » et du freelancing incite de plus en plus de professionnels qualifiés à choisir ce statut hybride plutôt qu’un emploi classique. Ainsi, la base de salariés portés pourrait s’élargir encore significativement.
Des projections de marché confirment cette tendance haussière. D’après la Fédération des Entreprises de Portage Salarial (FEPS), le portage salarial pourrait créer plus de 600 000 emplois (équivalents temps plein en mission) à l’horizon 2028
. Autrement dit, plusieurs centaines de milliers d’actifs supplémentaires pourraient adopter le statut de porté dans les cinq prochaines années si le contexte est porteur. Côté volume d’affaires, la FEPS anticipe un essor spectaculaire du chiffre d’affaires du secteur, qui pourrait atteindre 15 milliards d’euros en 2028
. Bien qu’optimistes, ces prévisions illustrent le potentiel de développement du portage salarial sur la prochaine décennie. Même en les modulant à la baisse, il est raisonnable d’envisager une poursuite de la croissance annuelle à deux chiffres, soutenue par la transformation numérique (qui facilite le travail à distance et les missions externalisées) et par l’évolution des mentalités vis-à-vis du travail indépendant.
Néanmoins, certains défis existent pour concrétiser ces perspectives. D’une part, il faudra continuer à faire connaître le portage salarial auprès des travailleurs et des entreprises qui en ignorent encore les mécanismes. Aujourd’hui, près de 60% des cadres seulement déclarent avoir entendu parler du portage
, ce qui laisse une marge de progression en termes de notoriété. D’autre part, le secteur devra veiller à maintenir une concurrence saine et qualitative entre les entreprises de portage, dans un marché de plus en plus concurrentiel (on compte désormais plusieurs centaines de sociétés, avec des leaders et une multitude de petits acteurs). Le respect de la réglementation (niveau des minima de salaire portés, garanties financières des sociétés de portage, etc.) sera crucial pour éviter tout contournement ou abus qui viendrait ternir l’image du portage. Sur ce point, la France semble avoir une longueur d’avance grâce à son cadre légal robuste, alors que, comme on l’a vu, le Royaume-Uni doit encore renforcer les contrôles sur ses umbrella companies
.
Enfin, le portage salarial pourrait bénéficier des évolutions législatives à venir. Par exemple, les discussions autour du statut des travailleurs des plateformes numériques en Europe montrent une volonté d’offrir plus de protection aux formes d’emploi alternatives. Sans être directement visé, le portage salarial s’inscrit dans cette mouvance où l’on cherche à concilier flexibilité et droits sociaux. Il n’est pas exclu que de nouveaux outils ou assouplissements voient le jour en France pour faciliter encore l’accès au portage (simplification administrative, incitations pour la formation des salariés portés, etc.). Quoi qu’il en soit, la trajectoire économique du portage salarial demeure orientée à la hausse. Le modèle a prouvé sa pertinence et sa résilience (y compris en période de crise), ce qui rassure les acteurs. Si les tendances se poursuivent, le portage salarial devrait s’affirmer comme un pilier durable du marché du travail français, avec une influence grandissante à l’international à travers le partage de bonnes pratiques pour encadrer le travail indépendant.
Sources : Observatoire paritaire du portage salarial (rapport de branche 2023), données AKTO
.
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